LA
DONATION
de Jean CHEVALIER à l’Université
Lyon 2
La cérémonie autour de la donation le 10 octobre 2000
Photos réalisées par l'Université Lyon 2
(Traitement numérique: M. Garrigou-Grandchamp)
Le 10 octobre 2000, le peintre Jean Chevalier
revenait à l’Université, après l’avoir fréquentée
au cours des années trente alors qu’il suivait les conférences
de René Jullian qui y était professeur et conservateur du
musée des Beaux-Arts de Lyon. Ce jour-là, il remettait à
Bruno Gelas, trois de ses toiles et deux livres-objets inédits,
qui expriment “en liaison étroite, le travail de sa main et de
sa pensée”.
Il est excessivement rare qu’une université reçoive un don d’artiste et puisse répondre au vœu d’un peintre qui a toujours souhaité «…l’audience des étudiants, passionné par le dialogue, l’effervescence intellectuelle, les vraies questions qui favorisent la compréhension d’une œuvre et de sa quête…» (Jean-Jacques Lerrant). Jean Chevalier a pu entendre l’éloge prononcé par Pierre Dazord, professeur des Universités et Président de l’association des Amis de Jean Chevalier, qui a expliqué la démarche de l’artiste mais aussi sa carrière. Texte de Dominique Bertin (1) extrait de la revue universitaire de Lyon 2 “Le Rayon Vert” n°75 de janvier 2001 (1) Directrice de Cabinet, chargée de la communication et de la documentation à l'Université LUMIERE Lyon 2. |
La donation se compose de 3 toiles et de 2 livres-poèmes
Les deux livres-poèmes (ou livres-objets), rassemblant
dessins et animations où l’œil du lecteur est captivé par
autant de montages et perspectives mêlant avec grâce textes
et dessins. Au rythme des pages, sanguines, fusains, encres et acryliques
se lisent comme des poèmes et les lignes, écrits et calligraphies
s’admirent comme des peintures avec des effets de transparence apportés
par les calques et les pages fenêtrées. M.G.G.
![]() Page 48 "d'Intervalles", Université Lyon 2 |
Livre-poème
“Intervalles” (1968-1977; mis en pages en 1985):
«…Le seul nom que nous puissions donner à la perfection est le nom de l’objet…». «…Une seule certitude: ton intarissable désir d’épanneler le bloc de l’innomé, ta seule vérité, étroit moyen (il faut achever chaque fois) et impérieux, à conduire sans confusion ni complaisance…» [retour au texte de P. Dazord]
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Livre
“Dialectique du regard”, 31,5 x 24 cm. 1992-1995, Université
Lyon 2:
Il se compose de 7 recueils dont chacun est consacré à une couleur; le 5è renferme une gravure d'Albert Gleizes réalisée en 1949. «…Ceci n’est pas un livre, mais quelques tables de sonorité merveilleuse faisant lever la voix du Poète…en les jours calmes et selon le temps qu’il fait… Jadis, lors de nos soirées lentes sous le noyer bleu, je fis part de mon projet au SINGE GRAMMAIRIEN. Bien sûr, le singe grammairien sait les singes, mais il n'y a pas de secret. Il me précisa que rien ne serait sans la matrice nourricière et que rien ne serait de nouveau généré sans l'acte reeld'un passionné du vrai, un Artiste avec son chant habitant l'Atelier de lumière, sans son écriture arabesque pouvant aller jusqu'à induire quelque chœur d'universalité. Jean Chevalier» [retour à la page "Qui est Jean Chevalier"] |
![]() Gouache, "Dialectique du regard"
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Ces deux livres-poèmes représentent la plus belle illustration de ce que Guillaume Apollinaire appelait le « langage lumineux » assimilant déjà la Peinture à la Poésie. Dr Marcel GARRIGOU-GRANDCHAMP
Allocution de Pierre DAZORD
(Président de l'association
"Les Amis de Jean Chevalier")
à l’occasion de la donation
de Jean CHEVALIER
à l’université
LYON 2
le 10
octobre 2000
Permettez moi en préambule d’excuser l’absence
de Maître Jean Pichat, l’un des fondateurs de notre association,
de Christian Briend Conservateur du Musée Saint Pierre, d’Henri
Giriat secrétaire de la Fondation Albert Gleizes et de Don Angelico
Surchamp à qui l’on doit la collection du Zodiaque.
Pour situer l’importance de la donation des cinq œuvres ici présentées et les raisons qui nous ont conduit à choisir l’Université, il faut, Cher Jean Chevalier, brièvement et certainement de façon incomplète, évoquer votre démarche d’artiste.
Tout pour vous a commencé au début des années 30, lorsqu’élève de l’Ecole Normale d’Instituteurs de Grenoble, tenté par le dessin et la peinture, vous fréquentez le musée de la ville où vous faites la connaissance du conservateur Pierre Andry-Farcy qui s’attachait à faire connaître l’Art Contemporain et qui sera votre initiateur. Vous allez tenir dans des revues grenobloises la chronique des expositions. L’un de vos comptes-rendus attire l’attention de Robert Delaunay qui vous invite dans son atelier à Paris en 1938. Le poème initial de “Dialectique du regard” témoigne de l’influence profonde qu’exerce cette rencontre, vous en gardez le sens de la couleur et le rythme des mouvements circulaires, et aussi le contact direct avec le monde de la peinture. Vous faites la connaissance de Sonia Delaunay bien sûr, mais aussi d’André Lhote, Gino Severini… Parallèlement vous recevez comme un choc violent "Guernica", présenté au pavillon d’Espagne de l’exposition de 1937. Mais par dessus tout, c’est la découverte d’Albert Gleizes, “cette filiation à laquelle je tiens”, dites vous, qui est décisive.
Tout en refusant, fort de l’influence de Delaunay, l’extrême simplification de la palette, vous vous lancez à la suite de Gleizes, dans la construction de tableaux objets. La surface en est animée par les mouvements que permet ce que les mathématiciens nomment le groupe des déplacements et que Gleizes désigne par translations, rotations, axes, pivot.
Dans la propriété de Gleizes aux Méjades dès avant guerre, comme dans la communauté d’artistes qu’il fonda, Moly-Sabata, par la suite s’ouvre pour vous une période d’intense activité d’apprentissage pendant laquelle vous croisez Gaston Chaissac, Anne Dangar, Henri Giriat, Daniel Gloria, Andrée Le Coultre et Paul Regny,Larionov, Dom Angélico Surchamp. Les critiques René Deroudille et Jean Jacques Lerrant rendent compte de ce bouillonnement intellectuel qui se prolonge à Lyon dans les dures conditions de l’occupation et après, avec le groupe “Témoignages” de Marcel Michaud et “l’Académie du Minotaure” de René-Maria Burlet.
Dès 1942 vous exposez à Moly-Sabata, puis,
à la libération, au salon des Réalités Nouvelles,
aux Etats Unis, à Francfort; vous multipliez, principalement à
Lyon, les conférences sur l’Art. Vous ferez bientôt la connaissance
d’un des conservateurs de la fondation Gouggenheim de New-York trop tôt
disparu, Daniel Robbins avec qui vous correspondrez longtemps.
Votre travail porte alors la marque de l’enseignement
de Gleizes mais une longue maturation se poursuit en vous de 1948 à
1976. Dans des centaines de dessins que possède notre Association,
vous expérimentez, vous faites passer par votre main les théories
de Gleizes. Quelques peintures témoignent de ce débat, “Ecriture
ocre” de 1975 ici présentée, les peintures du Musée
Saint Pierre de Lyon, mais par dessus tout le livre-poème “Intervalles”,
pièce majeure de la donation, élaboré de 1968 à
1985 qui dit ce long cheminement vers vous-même.
Vous êtes soutenu, encouragé, dans un incessant
dialogue de la musicienne et du peintre, par votre épouse qui vous
invite à aller jusqu’au bout de vous-même et à vous
libérer de l’étroite fidélité à Gleizes
qui deviendrait carcan, en vous limitant au rôle de continuateur.
Vous trouvez chez Gleizes même, qui a mesuré votre talent,
les encouragements nécessaires.
« vous prenez conscience, dites-vous dans vos entretiens avec Claude Travi, que les lois de la peinture de Gleizes, qu’il ne cessera d’ailleurs de modifier, sont l’expression rationnelle d’un savoir esthétique où rien n’est statique. »
Vous devez donc suivre, plus que la lettre, l’esprit en
faisant vôtre, non le résultat ou l’analyse de la démarche,
mais son moteur même.
« [Vous n’avez], dites-vous pas seulement à
régler un problème pictural, mais à clarifier, à
mettre à jour une parole profonde, votre fait d’existence. »
Vous retenez de Gleizes les leçons essentielles, la planéité du tableau « on ne peut tricher», la liberté et la nécessité de l’acte de peindre, la sincérité de la démarche. Mais vous rejetez toute métaphysique, je cite “Intervalles”:
« Le seul nom que nous puissions donner à la perfection est le nom de l’objet. »
Le monde est. Vous marchez en territoire inconnu: il faut avancer et, vous adressant à vous-même et aux autres par le truchement du tutoiement que vous adoptez dans “Intervalles”, vous écrivez:
« Une seule certitude: ton intarissable désir d’épanneler le bloc de l’innomé, ta seule vérité, étroit moyen (il faut achever chaque fois) et impérieux, à conduire sans confusion ni complaisance. »
Il faut aller à l’essentiel et donc évacuer
le spectaculaire, l’accidentel, l’anecdotique, comme le présupposé
qui empêche de voir.
Vous rejetez tout centre, « vous sortez le pivot
de ses gonds ». Vous retrouvez votre grand père Laurent
Quemin:
« On manipule les tuiles du toit s’entrecouvrant…
Où est le centre du toit ? » et l’acte nécessaire
fait que le toit est.
Vous ne revendiquez aucun rôle magique «
Tu
n’as que le savoir de tous », certes, mais vous disposez d’une
connaissance préalable, cette « mémoire motrice
». Vous décrivez votre démarche d’artiste vers la connaissance
dans le langage du peintre et du poète mais transposable à
toute recherche: c’est d’abord « avec les couleurs que [vous avez]
quelque chose à régler. »
Mais ce voyage est parcouru d’interrogations qui vous
conduisent à intégrer d’autres éléments, le
rythme par exemple, où l’on peut voir l’influence de votre épouse.
Puis vous décrivez le moment même de la recherche:
« Ce ne sont pas les aléas de l’irrésolution, de la méconnaissance, mais l’incessant mouvement de la connaissance, de la recherche, avec conscience, parce que les lois, parce que la loi. Le navigateur ne va pas au hasard, mais s’il rencontre obstacle, accident, incident technique, c’est la preuve, par l’acte conscient, nécessaire, qu’il navigue. »
Cet acte de recherche, soutenu par une tension de tout
votre être, se résout au point de fatigue extrême,
« en immobilité sans pour autant se clore
»
Comme le charpentier pratiquant au sol l’art du trait,
vous avez parcouru la toile en tout sens,
« jusqu’à ce que le tourbillon, enfin
démêlé, s’immobilisât - toute adjonction, soit
annihilée, soit refusée ou rejetée - en un instant
de stabilité dégagée des méandres, des ratures
ou du graffiti. »
La solution ultime est parfois différée.
Il lui faut pour apparaître, quelques heures de repos, un travail
souterrain qui se produit dans votre esprit avant de réaffronter
la toile. Ainsi, dans “Peinture à l’X” de 1990, que vous griffez
et qui trouve alors son titre et sa stabilité, déséquilibre
vers un nouveau départ. Tandis que l’équilibre - déséquilibre
de “Transparence Rouge” de 1977 est atteint
d’emblée et superpose à la circulation plane, une respiration
perpendiculaire à la toile. C’est cette respiration, dont nous parlâmes
souvent à propos des carrés de Malevitch,
qui parcourt “Dialectique du regard”
dont vous dites malicieusement
« Ceci n’est pas un livre, mais quelques tables
de sonorité merveilleuse faisant se lever la voix du poète…
en les jours calmes et selon le temps qu’il fait. »
L’œuvre achevée est votre relation aux autres.
Relation, maître mot comme vous aimez à le dire. « L’esthétique
fait corps avec l’épreuve du vivant. Le sens fonctionne par oscillations.
Au spectateur de l’induire dans sa sensibilité. » Et pour
décrire cette appropriation par le regard, vous avez cette image,
réciproque de celle qu’on attend, de
« la flèche entre le cœur de la cible
et le cœur de l’archer. » Rien ne peut se faire, aucune relation
ne peut s’établir, sans l’action du spectateur:
Cher Jean Chevalier,
Depuis 1979 vous avez montré divers moments de votre travail notamment à la Galerie du Pantographe de Paul Mouradian, et surtout en 1987 lors de l’importante exposition de l’Atrium à l’Auditorium de Lyon organisée par Thierry Raspail et Bernard Gavoty. Votre oeuvre n’a cependant pas la notoriété qu’elle mérite, ce à quoi vos amis se sont engagés à remédier.
Aujourd’hui nous vivons la première étape,
comme vous l’avez voulu: donner à un lieu consacré à
l’Enseignement et à la Recherche, cinq œuvres importantes, balisant
votre long chemin vers vous-même. Vous faites ainsi retour vers cette
Université où vous suiviez les cours de René Jullien.
Votre souci, d’enseignant et d’artiste à la fois, est de communiquer
ce que vous avez appris et l’éthique qui vous guide à la
jeunesse étudiante, et de participer aussi au vaste concert de l’enseignement
et de la recherche.
D’autres étapes suivront: ainsi, parallèlement
à l’exposition Gleizes au Palais Saint Pierre à l’automne
2001, la présentation d’un ensemble de vos œuvres par la Galerie
Olivier Houg.
Nous nous engageons à encourager publications
et travaux sur votre œuvre de « peintre, de penseur et de poète
» comme vous définit Henri Giriat. Que ceci soit aussi l’occasion
de faire partager votre humanisme que vous définissez si bien dans
“Dialectique du regard”:
« Rien ne serait sans la matrice nourricière et rien ne serait de nouveau généré sans l’acte réel d’un passionné du vrai, un Artiste avec son chant habitant l’Atelier de lumière, sans son écriture arabesque pouvant aller jusqu’à induire quelque chœur d’universalité »
Mr le Pr. Pierre DAZORD (Professeur des universités, Président de l'association des Amis de Jean Chevalier),
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Dernière mise à jour le 6 mars 2002